La société guadeloupéenne et la violence

Lucie Létévé 2014

La société guadeloupéenne est née dans la violence. Cette violence fut exercée par les premiers colons  à l’égard des populations autochtones, les caraïbes, entièrement disparus du point de vue culturel. Cette violence atteindra un point d’orgue avec la pratique de l’esclavage réduisant des êtres humains à des moyens de production. On peut poser l’hypothèse que la structure traditionnelle de la famille sous une forme matrifocale en est l’héritière. Dans l’évolution actuelle de notre société cette forme traditionnelle put subir une crise d’adaptation qui la rend pathogène pour ses membres, comme peut l’être les familles nucléaires fermées sur elles–mêmes.  La transmission transgenérationnelle d’un traumatisme originel, la structure familiale qui se restructure, la position dépendante de ce DOM à l’égard de la métropole  est susceptible dans une certaine mesure d’expliquer la violence actuelle.

Présentation anthropologique d’une famille matrifocale[1] :

Prenons celle de R.T Smith [2] qui apparait très claire. Il rend compte de ses recherches sur le fonctionnement de la famille matrifocale. Il décrit un homme qui demeure à la limite du noyau familial. Il endosse successivement les rôles d’enfant, d’amant, de conjoint, de père. Sa place, il la garde auprès de sa mère ; mais sa reconnaissance, en tant qu’époux et père, sera éminemment variable, en fonction (peut-être) de son soutien économique et de la rivalité qu’il représente pour la belle-mère. Le lien mère-fille est également très étroit. Elle peut s’éloigner de la mère pour fonder un foyer mais elle revient vivre avec sa mère, le père de son enfant suit parfois, mais ne peut se maintenir en ce lieu.

Dans ce type de famille la mère est le pivot, le centre focal de la famille. Comme le dit fort clairement Jacques André « la géométrie de l’organisation matrifocale est une configuration étoilée, chaque terme étant lié à la mère avant d’être lié à tout autre. [3]» Nous avons donc une famille ouverte sur l’extérieur mais dont le pivot est une double focale : bien souvent mère et grand-mère.

Le lien avec l’esclavage :

Smith souligne la causalité possible de cette structure par l’absence de père dans les familles d’esclaves. Celui-ci était considéré comme simple géniteur. Il était déplacé selon la volonté du maitre alors que la femme pour des raisons nourricières et d’élevage n’était pas séparée de ses enfants. Elle savait aussi quelle vie elle leur donnait. Et elle n’hésitait pas à leur éviter l’horreur de l’esclavage en disposant de son pouvoir en « ne faisant pas naître »[4]. Ces femmes insoumises ont existé. Mais de l’enfant, pouvait naitre l’espoir d’un sort meilleur. Fritz Gracchus nous apprend que la femme, mère de plus de cinq enfants était « libre de savane »[5] elle était exemptée de travaux. Pour encourager, la natalité l’habitude de gratifications s’installe vers 1760. De nombreuses femmes seront affranchies ou connaitront un sort meilleur. C’est lié à leur rôle maternant, (entretien, soins, gestion) à leur proximité pour certaines, avec la famille du maître.

La question du désir de la mère se pose en terme difficile, elle cherche ce qui lui manque. Mais qui peut lui apporter ? L’homme noir est là aujourd’hui, mais peut être pas demain ; il peut être vendu, déplacé. Le maître a le pouvoir. Il n’a pas de limites.

 Ainsi nous avons vu que l’esclavage a inscrit une hiérarchie entre l’homme et la femme noire. La question est donc celle du désir de la mère et existe t-il un écart, une distance entre la mère et son enfant ?

Le désir de la mère

Donc la mère matrifocale espère un homme. Elle semble espérer mais toujours le chercher. Les mères ont souvent des enfants de pères différents. Mais ensuite elle peut miser sur l’enfant pour être son désir. Elle nie l’enfant en tant que sujet. Elle ne maintient pas une distance suffisante. Or, il est important que la mère ne soit pas toujours là pour l’enfant. Ceci explique la crainte de la structure matrifocale, la crainte de l’incestuel, que le désir de la mère soit l’enfant, un enfant clair « lactifié » qu’elle superpose à l’enfant réel. Dans cette configuration l’enfant réel ne peut exister que en réaction par rapport à l’imaginaire à la mère, l’issue violente de ce conflit se voit dans les appels des mères qui se débattent avec l’addiction de leur enfant, sa violence, sa dépendance économique également. Dans la famille, la fonction de séparation d’avec la mère est habituellement incarnée par le père d’où son nom de fonction paternelle. Mais ce peut être tout tiers qui permet à l’enfant de signifier qu’il n’est pas que l’enfant de sa mère, qu’il est membre d’une famille plus élargie, d’une communauté, et qu’il est également un individu autonome qui doit trouver sa place. Cette fonction séparatrice est vitale.  

La subjectivisation est problématique ?

De la distanciation avec la mère, il faut qu’il y en ait pour qu’existe pleinement un sujet. L’homme a du mal à occuper la place du désir de la mère, elle est intenable pour lui ; elle représente celui qui à toutes les femmes. Le désir de la femme imaginairement lui fait horreur. La femme aux Antilles est consommée par l’homme, son image est dévalorisée. Seule la mère existe. Le fils reste éternellement fils dans cette configuration. La fille ne désire pas un tel père mais le craint, la fille reste fille à l’ombre de sa mère pour ne pas être vu du père, objet de terreur et de haine ? Quand le père est introduit par la mère, qu’il n’est pas objet de haine, les enfants peuvent s’éloigner de la mère. L’extérieur, le dehors doit être suffisamment engageant, sécurisant pour que les enfants s’y aventurent et ainsi s’individualisent, évitant ainsi une pathologie. Il semblerait, que la difficulté serait le narcissisme du sujet et l’identification. L’enfant peut-il s’identifier si son narcissisme défaille ? Le père peut-il accepter cette place de père si lui-même a franchit difficilement l’Oedipe ? Car si le père est nommé, il n’assume pas sa place de père, il reste fils. Comment son fils pourrait s’identifier à lui car il n’est pas à sa place. Et ce fils, ou cette fille répond –il à l’enfant imaginaire de sa mère. Certes il existe toujours une distance entre l’enfant imaginaire et l’enfant réel. La permutation symbolique est difficile : les fils ne peuvent accéder au statut de père et les filles différent cette permutation face à leur mère. En effet à qui peut s’identifie le fils ? Les géniteurs vont de femme en femme, vérifier leur virilité, posséder toutes les femmes. Le père qui ne répond pas « ne se donnera jamais comme rival ni comme idéal du moi [6]».La fille quand elle va reproduire le même schéma que la mère, trouvant dans la maternité un désir de substitution. La loi maternelle est dominante actuellement, mais la psychose est évitée, par contre la résolution de l’œdipe semble problématique. Si la mère ne peut apparaitre que dévorante, aucune limite n’est reconnue par l’enfant ; la voix de la perversion va s’ouvrir. Si le père réel défaille et ne peut s’opposer, l’Oedipe ne se résout pas entièrement. C’est la névrose. La question se pose dans les mêmes termes que dans une famille de la métropole. Mais si la figure interdictrice, figure symbolique, incarnation de loi ne se met pas solidement en place, le surmoi issu de l’instance maternelle va attaquer le moi de l’enfant, de l’individu et ceci n’est pas s’en induire des mécanismes de défenses paranoïaques…d’où la part importante de l’imaginaire..

Nous allons maintenant voir quelques répercussions au niveau de la société antillaise

La société antillaise

Nous retrouvons les mêmes caractéristiques au niveau de la société antillaise qui est le groupe élargi où se côtoient sans se mélanger les afro-antillais, les békés, les métropolitains et d’autres créoles issus de l’immigration économique, comme les indiens, les asiatiques. Au niveau socio-économique, la situation de dépendance redouble la dépendance au maternelle du sujet. L’économie est soumise à la métropole.

La métropole redouble la loi maternelle par l’assistanat. Elle répond au besoin, et rate la demande véritable comme une mère peu attentive. Le mot en lui-même n’est pas anodin : « Métropole » ne vient–t-il pas du grec qui signifie cité-mère[7] ? Jacques André décrit ainsi la demande d’amour toute d’ambivalence entre la Guadeloupe et la métropole : « L’abondance de l’aide, l’invite étouffante à consommer, l’absolue de la prise en charge et de l’assistance, le vampirisme de l’émigration, autant d’atteinte au sentiment même d’exister, autant de menace mis au compte d’une mère orale : dévoratrice et insatiable. [8]» Il poursuit : «Tout se passe comme si la haine d’aujourd’hui venait lier l’angoisse née du désir d’hier : le désir d’être assimilé, de se fondre dans l’Un. Le désir fait retour sous la forme de l’objet haï et la relation persécuté / persécuteur tient de plus en plus de lien social. Le pouvoir est personnifié ou accusé de largage ou de mainmise.[9] » Dany Ducosson reprend cette recherche identitaire qui hésite entre l’assimilation et la différenciation. A l’assimilation concrétisée par la départementalisation, le rejet de la langue créole, répond la recherche de la spécificité, la revendication d’une culture spécifique et « Un courant de revendication identitaire va glorifier l’Afrique comme la bonne mère et la France comme mauvaise mère (métropole), du giron réconfortant au ventre mortifère, il y a toujours en fait un trop de mère dans cette histoire »[10].

Le risque est grand en cas d’évolution vers une famille nucléaire fermée souvent monoparentale ou l’homme n’a pas de place. Sa mère a maintenu l’enfant dans sa sphère, en a fait son objet et pour se séparer, exister, en l’absence d’un tiers, il ne peut qu’être le siège de pulsions de haine qu’il peut tourner vers sa mère si celle-ci trop jeune pour maintenir l’écart générationnel n’a pas assumer sa place de mère et qu’aune tempérance n’a été introduite parer un tiers. Ces pulsions d’aspect paranoïaque peuvent également se comprendre comme tentative d’exister en tant que sujet et non objet. Le surmoi paternel permet rappelons le, d’introduire la loi, le respect des normes de la civilisation actuelle. Il est facteur de subjectivisation. La distorsion des liens sociaux est donc facteur aggravant de l’aliénation d’un être humain qui pour échapper a la dyade mère–enfant ne passe pas par une nécessaire agressivité mais est pris de pulsions de haine, haine de soi, et haine des autres. Rappelons ici le taux élevé des morts violentes. Un taux plus élevé que celui de Marseille cette année, taux qui ne fait que confirmer les statistiques de ces dernières années, ce département ce classant malheureusement toujours dans le peloton de tête. Dans ces déces , le procureur de pointe à pitre, note comme cause le trafic de stupéfiant , mais aussi les violences intra familiales. Et selon le procureur Guy Etienne « ici on se tue pour presque rien, juste un regard » et on se fait justice soi-même (on tue son voleur par exemple). Ce qui n’est pas sans évoquer des bouffées paranoïaques. Soulignons également en matière de sécurité routière, à taux égal, deux fois plus de morts sur les routes quand métropole.(2/3 de piétons et deux roues ) dus à l’alcool, la drogue et l’absence de port du casque. Soit manifestement la traduction d’un manque d’introjection de la loi mais aussi une certaine désespérance, voir une oscillation entre haine de soi et haine des autres. Triste constat.


[1] Lucie LÉTÉVÉ, Egalite démocratique et fonction parentale : l’expérimentation de la limite, Montpellier 3, 2013, 470 p.

[2] Smith Raymond.T . La famille dans la région Caraïbe in Jean BENOIST, Les sociétés antillaises. Études anthropologiques, 4ème édition, Montréal, Université de Montréal, Centre de recherches caraïbes,, 1975, 177 p. P 71-80

[3] Jacques ANDRÉ, L’inceste focal dans la famille antillaise : crimes, conflits, structure, Paris, Presses universitaires de France, 1987. p 37

[4] Dany DUCOSSON, « La malédiction et la haine entre mères et filles », La clinique lacanienne, vol. 8, 2005.

[5] Fritz GRACCHUS, Les Lieux de la mère dans les sociétés afroaméricaines : pour une généalogie du concept de matrifocalité., Paris  ;97110-Bourg-Abymes, Éd. caribéennes ;;Centre antillais de recherches et d’études, 1978. p 218

[6] Ibid. p 269

[7] Jacques André fait plusieurs lectures maître-au-pôle, (mère-trop-pôle, mère-trop-pâle ( Jacques ANDRÉ, L’inceste focal dans la famille antillaise : crimes, conflits, structure, op. cit. p 255)

[8] Ibid. p 257

[9] Ibid. p 257

[10] Dany DUCOSSON, « La malédiction et la haine entre mères et filles », art. cit. p 64